Trois mois.

Ca fait bientôt trois mois qu’elle est revenue. Enfin pas tout à fait. Trois mois à se réhabituer l’un à l’autre, à apprendre à se connaître. Avec une certaine appréhension pour ma part, je ne sais toujours pas si elle apprécie l’homme que je suis devenu ces dernières années. Elle a l’air de s’y faire, c’est déjà ça on va dire. Et de ne pas faire la gueule. Pas que je sache en tout cas.

Je sais pas trop à quoi elle a occupé ses journées les premiers temps. Je voulais pas non plus la fliquer, même si elle s’est retrouvée aussi sec avec un nouveau téléphone. Et je sais que je peux la localiser n’importe où tant qu’elle l’aura sur elle. Maigre consolation, j’en suis conscient. Si elle veut de nouveau disparaître, je pourrais pas y faire grand-chose. J’espère qu’elle en aura pas envie en tout cas. Ou qu’elle me le dira cette fois.

On a pas abordé le sujet. Ca fait partie de ces nombreux trucs qu’on élude joyeusement. Quand le sujet se rapproche, on fait tous les deux une pirouette pour partir sur autre chose. Mais je sais qu’il faudra bien qu’on parle. Que je comprenne ce qui lui est passé par la tête.

Je fronce les sourcils alors que je relis le livre de recette pour être sûr de pas rater mon plat. Des ramens sérieux. Elle pouvait pas aimer les lasagnes, le risotto ou j’en passe ? Non, évidemment, un truc que je galère toujours à faire. Enfin, non pas qu’elle n’aime pas vraiment le reste. Mais son regard se met à pétiller devant un plat de ramens. Alors je me suis mis à la cuisine ce soir. Je suis souvent à la bourre, pris par le boulot et par tout ce qu’on est en train de creuser avec Chloé. Mais j’essaie d’être là autant que possible. Le vendredi soir commence à devenir sacré d’une certaine façon. Je m’arrange toujours pour lui préparer un truc à manger.

Et me voilà donc en train de galérer, en attendant qu’elle rentre de son nouveau boulot. Fleuriste, sérieusement. Qu’est-ce qu’il faut pas entendre. Je soupire et j’allume la télé, fronçant les sourcils alors que j’écoute les informations, cherchant à démêler le vrai du faux avec un succès tout relatif. Je finis par lâcher l’affaire, la laissant en route plus pour avoir un bruit de fond qu’autre chose alors que je me prends une bière dans le frigo. Bon, j’ai bien avancé sur les ramens. Le bouillon est prêt, la viande aussi. Restera juste à mettre les pâtes quand elle sera là. Lena a besoin de se remplumer, même si c’est en bonne voie j’ai tendance à lui servir des portions pour trois personnes.

Mon regard finit par s’attarder sur les paquets alignés sur la table. Je sais pas trop si je devais le faire ou pas mais, au final, plus j’attends et plus ce sera bizarre. Dix paquets, de tailles et de formes différentes. Un pour chacun des noëls et des anniversaires qu’elle a ratés. Des trucs que j’ai achetés au fil du temps, espérant qu’elle débarquerait comme ça, paf. Bon, ça a été le cas, mais elle aura mis un peu plus de temps que prévu. Je me dis que le cadeau d’il y a cinq ans sera juste ridicule, même si elle aura toujours besoin d’un ipod. Je suppose. J’ai plus de doutes sur le pyjamas panda mais bon, ce qui est fait est fait hein.

J’ai de toute façon pas le temps de trop m’appesantir sur le sujet que la porte s’ouvre. J’ai un sourire quand sa silhouette se dessine dans l’entrée, m’approchant pour l’embrasser sur la tempe. « Salut. Bonne journée ? » Comme si de rien était. Comme si on marchait pas parfois sur des œufs sans que j’arrive toujours à comprendre pourquoi. Mais c’est pas si grave, elle est là, le reste viendra bien au fil du temps non ?

Finalement, je reprenais assez vite goût à une vie de luxe. Ce n'était pas vraiment le cas, mais par rapport à ce que j'avais connu durant ces dernières années, c'était le paradis... Un toit, une douche, de la nourriture, à profusion... Ne pas toujours avoir à rester sur mes gardes, à fuir ou me cacher... C'était reposant. Et Nolan était aux petits soins pour moi, s'assurant que je mange à ma faim et ne manque de rien. J'étais moins osseuse, moins nerveuse également, même si je conservais quelques réflexes de pure survie de temps en temps et n'étais jamais totalement à l'aise une fois de nouveau dans la rue. Toujours aux aguets, même quand j'étais avec Nolan. Et si je croisais une ancienne connaissance ? Ou bien quelqu'un avec qui j'avais eu des démêlés ? Ce n'était pas à exclure... j'en avais côtoyé des gens durant 5 ans. Et je m'étais souvent montrée assez ingrate d'ailleurs, profitant de la gentillesse des bon samaritains avant de m'envoler. Mais peut-être qu'ils ne reconnaîtraient pas en cette jeune fille bien habillée et coiffée, la petite voleuse qu'ils avaient rencontré ? J'essayais de compter là dessus.

Une nouvelle vie s'était offerte à moi quand j'avais décidé de frapper à la porte de Nolan. J'avais cherché un boulot, trouvant un job chez un fleuriste, plutôt sexy d'ailleurs. Le mec avait tellement pas la tronche d'un fleuriste, plutôt d'un surfer californien. Pis bon, on se serait attendu à ce qu'un mec qui fasse des bouquets soit un peu porté sur les autres hommes, doux, sensible, tout ça, mais en fait, pas du tout. C'était un mystère ce type. Nolan était super sceptique concernant ce boulot, ne me voyant pas du tout là dedans. Je n'étais pas spécialement hyper sociable, mais je savais faire semblant pour servir mes intérêts. Du coup, j'étais une vendeuse agréable et mignonne, totalement inoffensive. Un peu inexpérimentée aussi, parce que ça ne s'improvisait pas le goût. Et pour faire de jolis bouquets, il en fallait. Comme apprendre les noms de toutes les plantes. Je ne pensais pas qu'il y en avait autant et j'avais encore des lacunes, mais j'essayais de faire ça bien, pour montrer que je n'étais pas une bonne à rien.

Je rangeai donc mon tablier ce soir là, après avoir passé un coup de balai et de serpillière dans la boutique, avant de rentrer à la maison. Rentrer à la maison... Quel bonheur de pouvoir penser ainsi. Je plongeai la main dans ma poche, serrant le double des clés avec délectation, comme si nous étions un couple. même si Nolan ne me considérait pas encore comme un objet de désir. J'entamai sa volonté doucement, subtilement, mais résolument, choisissant des vêtements résolument féminins et mettant en valeur mes atouts féminins. Comme mes longues jambes ou mes fesses. Côté poitrine, fallait que je triche avec la lingerie malheureusement. Mais son regard semblait troublé parfois... Je souris, pénétrant dans l'immeuble et glissant la clé dans la serrure, avant d'entrer dans l'appartement, retirant mon manteau pour le poser sur la patère et jetant mes bottes sur le sol avec plaisir. Je frissonnai quand Nolan m'embrassa sur la tempe, mon cœur se mettant à battre la chamade... J'avais vécu tellement de choses horribles que j'avais l'impression d'avoir 100 ans et pourtant, mon cœur s'emballait comme celui d'une adolescente quand il était proche. "Salut. Oui, même si j'ai encore confondu ces foutues plantes." Je souris. "Et toi ?" banalités du soir. Je le dépassai pour pénétrer dans le salon. Et là, je m'arrêtai en voyant des paquets sur la table, surprise. "Qu'est-ce que c'est ?"

Pour quelqu’un qui aime à connaître la vérité, qui passe son temps à la débusquer, je trouve que je fais tout de même remarquablement bien l’autruche lorsque ça concerne Lena. Probablement parce que je ne suis pas prêt à entendre ce qu’elle a pu vivre ces dernières années ni à quel point c’est de ma faute si elle s’est retrouvée dans tout ce merdier.

Je sais que la vie à Europolis est loin d’être rose. Encore moins quand on a 15 ans et qu’on est une fille toute seule. Mais j’ai du mal à accepter le reste. Ce qu’elle probablement dû faire pour s’en sortir par exemple. Ou pourquoi elle est pas revenue avant. Je sais qu’à un moment, ça finira par sortir d’une façon ou d’une autre. Mais difficile de déterminer les dégâts que ça fera, pour elle comme pour moi.

Réprimant un soupir, je préfère me concentrer sur le repas du soir, plutôt content de l’odeur qui commence à se dégager de mes préparations. Je bois quelques gorgées de ma bière alors qu’elle finit par arriver et je l’accueille comme si des années ne s’étaient pas passées sans qu’elle soit là. C’est assez impressionnant cette capacité qu’on peut avoir à faire comme si de rien était je trouve. Et je lui rends son sourire avant de lever les yeux au ciel. « Je pige toujours pas ta lubie de vouloir vendre des fleurs quand même. Et à ce train-là, je vais finir par t’acheter des bouquins à ce sujet, qu’au moins tu sois une pro dans ton domaine. » Je me demande s’il y a pas anguille sous roche, si elle n’a pas des liens particuliers avec le patron, même si j’aime pas trop cette idée. Mais, comme pour le reste, je passe ça sous silence. J’ai pas spécialement envie que ça se passe mal entre nous et qu’elle décide de repartir.

A sa question, j’ai un temps, cherchant mes mots. Elle ne sait pas sur quoi je bosse et je suppose que ça vaut mieux, sinon elle va s’inquiéter. Non pas pour rien, ce serait même parfaitement légitime qu’elle balise, mais elle ne pourrait rien faire. « La routine. J’écris des trucs que personne ne lit parce que la télé a pris l’ascendant sur tout. Mais j’ai bon espoir qu’un jour, ça serve à quelque chose. » Autre que de me créer des emmerdes donc. Et je la fixe en silence quand elle tombe sur les paquets, pas très à l’aise. Avant de prendre une profonde inspiration. « Des cadeaux. Oui, je sais, j’énonce une évidence. » Je pose ma bière sur le comptoir avant de la rejoindre dans le salon, les bras croisés. « J’ai… après ton départ, j’ai continué de t’acheter des cadeaux. Un pour ton anniversaire. Un pour Noël. Tous les ans. J’espérais que tu finirais par passer la porte tôt ou tard, même si j’étais incapable de te trouver par moi-même. Et quand ce jour arriverait, je voulais que tu comprennes que je ne t’avais pas rayée de ma vie. Que je pensais à toi, malgré tout. Je me suis dit qu’il était temps pour toi de les avoir, avant que ce soit vraiment trop tard pour certains d’entre eux. »

Je la fixe un instant, avant de reporter mon attention sur les cadeaux alors que je souffle, d’une voix pensive. « Pourquoi est-ce que tu es partie Lena ? » Le pourquoi est-ce qu’elle est revenue doit probablement être lié, d’une façon ou d’une autre. Même si, pour le moment, je n’arrive pas à saisir ni l’un ni l’autre.

"Qu'est-ce que tu as contre les fleurs ?" Je lui répondis avec une pointe d'étonnement, mais beaucoup d'amusement. Ce n'était pas une lubie. Je n'étais pas une passionnée des plantes et je ne m'étais pas non plus découvert une attirance subite pour les pédoncules. Mais le boulot n'était pas trop difficile, même si cela me demandait d'apprendre des choses, dans une langue qui n'était pas la mienne au départ. La boutique était propre et mignonne et le patron sexy. Les collègues étaient plutôt sympa. On ne me faisait pas chier. C'était plutôt pas mal pour gagner un peu ma vie et ne pas vivre aux crochets de Nolan. "Tu préférerai que je fasse serveuse dans un restau quelconque ?" C'était le principal job des jeunes non ? Oh il y avait aussi la prostitution, mais si j'aurais pu faire de l'humour là dessus il y a 5 ans, c'était totalement proscrit désormais. Il n'y avait rien de drôle ou de léger là dedans malheureusement. Donc voilà, c'était très bien les fleurs.

Et quand je lui retournais la question, il se montra plutôt évasif. Je penchai la tête, plissant les yeux comme pour mieux l'observer ou lui faire cracher le morceau par un air absolument redoutable, mais je savais bien que ce n'était que dans ma tête. "Les écrits restent. Ou un truc dans le genre." Il avait du me dire ça une fois. Ou je l'avais entendu à la télé ou par quelqu'un. Mais j'oubliais bien vite ça quand je vis tous les paquets cadeaux qui trônaient sur la table, surprise. Mon cœur s'emballa, comme une gamine. Alors que je lui lançais un regard incrédule. Sa réponse me fit rire un peu, même si cela ne m'avançait pas vraiment. Des cadeaux OK, mais en quel honneur ? Et surtout pourquoi autant ? Je n'avais rien fait qui mérite cela si ce n'était d'être revenue le voir et lui montrer que je n'allais pas si mal. Après lui avoir causé du soucis pendant des années au passage.

Et là, je m'approchai du canapé pour prendre appui dessus alors que mes jambes flageolaient et que je sentais une étrange émotion s'emparer de moi. C'était terriblement désagréable. Au delà du fait que j'étais touchée par ses paroles, par le fait qu'il ai pensé à moi tout ce temps... Je me sentais... Coupable. Coupable de lui avoir infligé ça, d'avoir pensé que disparaître de sa vie serait pour le mieux. Pour nous deux. Pour me protéger de cet amour dévorant à sens unique. Pour le laisser vivre son amour en toute tranquillité sans une gamine jalouse qui en serait venue à commettre le pire pour se débarrasser de sa rivale. M'étais-je aveuglée tout ce temps ? n'étais-je partie que par pur égoïsme, en me convainquant que de toutes façons, il m'oublierait vite ? J'étais heureuse, incroyablement, de voir qu'il ne m'avait jamais oublié, qu'il n'avait jamais renoncé. Mais mal également, en entendant sa voix. "Nolan, je..." Ma voix mourut alors que je ne savais en réalité pas quoi dire à cette déclaration.

Et je baissai la tête quand il posa la question qui devait lui brûler les lèvres depuis des années. Pourquoi étais-je partie ? Que lui répondre ? Parce que je suis folle amoureuse de toi depuis que j'ai 13 ans ? Parce que je ne supportais pas de n'être qu'une enfant à tes yeux alors que tu roucoulais avec ta Debra ? Je ne pouvais pas lui dire ça... "Parce que je me sentais de trop... Tu as été mon point d'ancrage quand tu m'as sauvé... Il n'y avait que toi et moi. Et puis il y a eu toi et elle et moi... Je n'étais qu'une adolescente agaçante et capricieuse, sans intérêts. Ma place n'était pas dans votre foyer. Dans celui que vous alliez construire... Je... Je n'y arrivais pas Nolan. Je n'arrivais pas à ne pas la considérer comme une intruse, comme celle qui t'avait volé à moi." Ma voix s'était enflammée et je baissai de nouveau le ton. "Tu vas trouver ça terriblement puéril et stupide. Et tu auras raison. Mais c'était comme ça. Et après que j'ai fugué... Je ne pouvais pas revenir, je me détestais. Et je... je me dégoûtais..." Il dut à peine entendre la fin de ma phrase. Mon émotion était réelle cette fois. Je ne jouais aucune comédie.

Je me fais pensif à sa question, avant de souffler, d’un ton tranquille. « Elles fanent. Elles ne font que rappeler à quel point tout n’est qu’éphémère. Et en plus, on offre jamais de fleurs aux mecs. Je trouve ça un peu inégal, pas toi ? » J’ai une ombre de sourire, continuant tout de même de me demander ce qu’elle peut bien trouver à son nouvel emploi. Ma foi, elle a l’air heureuse, c’est ce qui compte non ? Je secoue la tête quand elle reprend. « Non. Toutes tes soirées seraient occupées et on se verrait jamais. Pas sûr que j’apprécie. » Encore moins la façon dont certains clients peuvent regarder les serveuse mais ça, je préfère le garder pour moi. D’autant que je n’aurais absolument pas mon mot à dire si ça devait arriver, n’est-ce pas ?

En tout cas, je préfère éviter de lui donner trop de détails sur mes recherches actuelles. Parce que j’aimerais autant que cela ne lui retombe pas dessus s’il m’arrive d’aller trop loin, ce qui est probablement déjà le cas. Et parce que je ne veux pas qu’elle s’inquiète pour rien. A sa mine, je tousse un rire et j’appuie sur son front de mon index. « Tu vas finir toute ridée à ce train-là. Mais oui, il paraît que les écrits restent… quant à savoir s’ils sont lus ou pas, c’est une toute autre histoire. S’ils touchent au moins une personne, je suppose que je devrais m’estimer heureux. »

Mais voilà qu’elle découvre les cadeaux. Il faut dire que je n’ai pas trop chercher à les cacher non plus, ça joue. J’avoue que sa tête fait plaisir à voir, même si mon coeur se serre à l’idée qu’elle aurait pu ouvrir tout ça bien plus tôt, qu’on aurait pu éviter de perdre toutes ces années. Je finis par lui expliquer ce que c’est, me sentant un peu idiot en vérité. J’aurais probablement dû les jeter, ou arrêter d’en acheter. Mais c’était pour entretenir un peu d’espoir vu que c’est tout ce qui me restait à une époque, notamment quand j’ai perdu Debra. Je lâche tout de même la question qui me taraude depuis son retour. Depuis son départ même pour être parfaitement honnête.

Et j’avoue, je me sens coupable de la voir baisser la tête de cette façon. Je n’aime pas du tout le silence qui s’installe entre nous et je suis à deux doigts de lui dire de laisser tomber, d’oublier ma question. Après tout, ça ne sert à rien de savoir parfois. Oui, je sais, pour quelqu’un qui veut toujours connaître la vérité, finalement, je ne suis pas vraiment sûr d’être prêt à l’entendre. Mais elle finit par prendre la parole. Et c’est encore pire que ce que j’avais imaginé. Je soupire longuement, incapable de répondre quoi que ce soit durant de longues secondes alors que mes poings se serrent. « … je… je suis désolé Lena. Tellement désolé. C’est ma faute. J’aurais… dû faire autrement. J’aurais dû mieux t’inclure. Jamais tu n’as été de trop dans ma vie, pas une seule seconde. Je pensais que tu l’avais compris dès le départ. Que rien ni personne ne changerait ça. Ce que j’ai pu éprouver pour Debra n’avait rien à voir avec notre relation à tous les deux. Elle... » Je fronce légèrement les sourcils, peu enclin en vérité à parler de cette femme qui a été la mienne pendant des années, sans bien arriver à savoir pourquoi. « Peu importe. Tu es là et tu n’as jamais été une intruse. Est-ce que tu le comprends maintenant au moins ? »

Je me rapproche doucement d’elle, les mâchoires un peu contractées alors que je tends la main pour effleurer son menton et relever sa tête vers moi. Elle a tellement changé que, l’espace d’un instant, j’ai l’impression de ne plus reconnaître du tout la fillette que j’ai recueille dans la femme qui n’arrive pas à lever les yeux vers moi. Comme si je m’adressais à une autre personne. C’est peut-être le cas d’une certaine façon. Et j’occulte tant bien que mal le fait que je la trouve particulièrement jolie, parce que c’est particulièrement malvenu en cet instant. Alors je souffle, d’une voix aussi douce que possible. « Je ne trouve pas ça puéril. Peut-être stupide parce que c’est totalement faux. J’aurais aimé que tu reviennes plus tôt. » J’inspire longuement avant de reprendre, toujours sur le même ton. « Et… est-ce que c’est toujours le cas ? Tu te détestes toujours Lena ? » J’ai peur de la réponse pour être parfaitement honnête. Parce que je serais bien incapable de savoir quoi dire ou quoi faire pour changer la donne si c’est bien le cas.

Je soupirai à la réponse de dépressif de Nolan. Paie le cassage de moral après ça quoi. Le faisait-il exprès pour me taquiner ou bien pensait-il réellement ce qu'il disait ? Devais-je être inquiète pour lui ? Je ne voulais pas que Nolan s'enfonce dans l'ombre... Il n'avait pas besoin de se laisser agripper par le fantôme de Debra. Il m'avait moi après tout. "Elles rappellent aussi qu'il faut profiter de la beauté du moment présent et non pas s'en privé par peur du futur." Je l'observai gravement, avant de hausser une épaule à la suite : "Et bien, j'allais te proposer de t'en offrir, pour rétablir l'équilibre, mais comme cela te rend plutôt mélancolique, je vais m'abstenir. Ou t'offrir un cactus. Ça tient bien le coup ça." Mon boulot était plutôt sympa. Le patron n'était pas chiant, je ne faisais pas des horaires de malade, loin de là. Et j'étais relativement bien payée. Plus qu'en faisant le service en me faisant reluquer ou peloter par des connards qui ne savent pas se tenir pour un malheureux pourboire. "Ouais et la viande saoule et les remarques grivoises, c'est pas mon truc." J'en avais assez soupé au cours des dernières années, je préférais m'éloigner un peu de tout ça.

En revanche, Nolan se montrait plutôt évasif concernant son propre boulot. Et il dévia le sujet alors que je lui sortais une remarque philosophique de toute beauté, me faisant grimacer alors que je balayais sa main d'un geste vif. "Dis que réfléchir ne me va pas pendant que tu y es !" Je n'étais clairement pas la plus intelligente des deux, mais quand même. Je n'étais pas stupide ni illettrée. Même si j'avais encore des difficultés avec la langue de ce pays, naturellement. A l'écrit en tous cas. A l'oral, je m'en sortais bien et il ne demeurait qu'une pointe d'accent d'Europe de l'Est. "Je t'ai connu plus optimiste." Le passage des années ne lui réussissait pas du point de vue psychologique en tous cas. Il était bien plus désabusé que dans mes souvenirs. La faute au drame qui l'a frappé ? A-t-il vécu d'autres épreuves dont je n'ai pas été informée ? Ou bien est-ce que je ne comprend tout simplement pas le poids d'une telle perte sur la psyché ? Nolan et moi n'avions pas le même mode de fonctionnement, c'était évident...

Pourtant, tout fut balayé par les nombreux cadeaux qui m'attendaient, me laissant sans voix alors qu'il s'expliquait. Il avait pensé à moi. Tout le temps. Chaque année, à chaque occasion. Il avait espéré mon retour... Oh, comme je l'avais blessé à fuir ainsi, sans un mot en vérité. Et je n'en prenais conscience que maintenant... Si je n'avais pas déjà été amoureuse de lui depuis tant d'années, mon cœur aurait fondu à cet instant même. Mais que répondre à sa question ? Sans me trahir... Sans venir faire voler en éclat cet instant de grâce ? Je finis par répondre, lentement, en pensant mes mots. Et je souris tristement alors qu'il se culpabilisait. Est-ce que je lui en voulais ? Non, pas vraiment. C'était à cette intruse que j'en voulais. "J'étais jeune. A fleur de peau. Perdue. Les adolescents pètent des câbles pour moins que ça. Et je n'ai pas su t'en parler à l'époque. Tu ne pouvais pas deviner. Il n'y avait rien de rationnel là dedans. Tu es journaliste, tu as du lire des tas d'articles sur l'adolescence... Enfin, c'est pour ça que j'étais invivable et tout le temps dans l'opposition." Et que j'avais pensé l'avoir tellement agacé qu'il serait content d'être débarrassé de moi pour pouvoir fonder sa petite famille avec sa chère Debra, sans un poison pour venir gangrener son quotidien. J'aurais aimé pouvoir affirmer que si cela s'était passé maintenant, j'aurais été plus raisonnable, mais je n'en étais pas certaine. Je n'aurais peut-être pas fui... Mais j'aurais utilisé les armes à ma disposition pour éclipser ma rivale. Mais si sa relation avec elle n'avait rien à voir avec la nôtre... Qu'étais-je à ses yeux ? Je n'osais poser la question, me contenant d'acquiescer. "Oui..." Mon regard balaya les cadeaux. Prise de conscience violente.

Et je tressaillis quand il s'empara de mon menton pour le forcer à le regarder, mon cœur se mettant à battre la chamade. Être si proche de lui et ne pas pouvoir en profiter, c'était une torture subtile et pernicieuse. J'écarquillai les yeux de surprise à ses paroles, avant de me figer à sa question. Je sentis les larmes monter et humidifier mon regard. Maudites larmes, traîtresses d'une faiblesse que je voulais enfouir. Je me dégageai brusquement, frottant mes yeux pour refouler la tristesse qui les voilait. "J'ai perdu toute dignité ces dernières années. J'ai fait des choses terribles pour rester en vie. Que je referai si c'est nécessaire. J'ai découvert une Lena que je ne soupçonnais pas. Et qu'importe le temps passé en sécurité, auprès de toi, elle existera toujours. Est-ce que je me déteste ? Oui. Mais ma plus grande crainte, c'est qu'un jour, toi aussi tu me méprises et me haïsses, Nolan..." Ma voix mourut sur ce constat. J'étais rarement sincère. Avec lui, c'était plus naturel, même si je ne dévoilais pas totalement le fond de ma pensée...

J’ai une ombre de sourire à sa réponse, plutôt amusé de voir qu’elle essaie d’aller à l’encontre de ce que je dis. Je ne sais pas si je pense vraiment tout ça ou si, dans le fond, je ne me contente pas de la taquiner un peu, juste pour le plaisir de la voir réagir. Difficile à dire mais je souffle, d’un ton plus léger. « Ca implique de ne pas non plus avoir peur du présent. Ca fait beaucoup de paramètres à prendre en considération, tu trouves pas ? » Et mon sourire se fait plus large quand elle continue. « Un cactus… je dois y voir un message subtil ou pas ? J’ai du mal à me décider. Mais tu sais que je serais capable de le faire crever quand même hein. » Vu que j’ai déjà du mal à m’occuper de moi-même, difficile de m’en demander beaucoup plus. Heureusement que Lena sait se gérer soit dit en passant et qu’elle n’est plus une ado en demande d’attention.

J’ai un bref regard à son attention alors que mes pensées se font un peu la malle et je ne peux m’empêcher de tousser un rire à sa remarque. « Jamais je n’oserai faire ça voyons. Ce serait pas mon genre. Et t’as réussi à apprendre notre langue à une vitesse stupéfiante, je connais pas grand-monde qui aurait été capable de faire ça. Pour ça, tu as tout mon respect. » Mais au reste, j’ai une grimace avant de laisser filer un silence, mon regard se perdant un instant dans le vide. « Possible. Mais il semblerait que ce soit une époque révolue. Difficile d’être optimiste ces derniers temps. » Encore moins avec tout ce qui se trame et menace d’exploser. Je me demande si je serais capable de la protéger en cas de tempête, surtout si je suis moi-même en train de me noyer parce que je serais allé bien trop loin. L’espace d’un instant, je me dis que je pourrais tout laisser tomber. Trouver un boulot d’enseignant, avec les contacts de mon père, ce serait jouable. Et puis, après, je réalise que je ne pourrais pas me contenter de ça, que j’ai besoin de creuser, d’aller au bout des choses, quitte à en payer le prix fort. En espérant qu’elle ne le paie pas elle aussi quand ça m’arrivera.

Mais les cadeaux, ou plutôt sa réaction en les voyant, arrive à me donner un peu d’entrain. Jusqu’à voir à quel point elle est blessée, à quel point elle a pu souffrir de tout ça. Et j’ai peur. De la réponse à mes questions, de ne pas savoir comment réagir, de ne pas trouver les mots et qu’elle finisse de nouveau par claquer la porte. Je cille quand elle finit par parler, sans bien oser bouger. Je me demande même si je respire vraiment. Et je lâche, plus par réflexe qu’autre chose. « Foutaises de psy ça. Tu sais que j’ai jamais été porté sur la psycho, la socio et ces conneries. J’aurais dû… voir que ça n’allait pas. Je te connaissais bien. Enfin je pensais bien te connaitre. » Mon regard se perd dans le vide un instant, alors que les souvenirs de cette période reviennent un peu en vrac. Difficile de savoir à quel moment exact je me suis foiré en vrai. « C’était pas si grave. D’être toujours dans l’opposition. Ca m’obligeait à pas te raconter de conneries sans réfléchir. » J’ai un sourire un peu amer avant qu’elle finisse par me dire qu’elle a compris qu’elle n’avait jamais été de trop. J’espère qu’elle dit vrai et je me frotte la nuque, pas totalement convaincu.

Avant de la saisir par le menton, essayant tant bien que mal de deviner les non-dits dans son regard. Et ce que je peux y lire est encore pire que je l’aurais cru. Surtout quand elle s’éloigne de moi, les larmes aux yeux. Je l’écoute en silence avant de secouer la tête, les bras croisés. « Lena… j’ai passé je ne sais combien d’heures dans les rues. A te chercher, mais aussi à essayer de comprendre ce qui s’y passait. J’ai… je sais ce que doit faire une fille de ton âge pour s’en sortir Je ne suis pas totalement idiot, même si je t’avoue que j’aimerais autant m’épargner les détails. Pas parce que je risquerais de te mépriser ou de te haïr. Mais parce que je suis pas sûr d’être assez fort pour me dire que tout ça, c’est à cause de moi. Et c’est peut-être moi que je mépriserais ou haïrais davantage. » Je me rapproche d’elle, malgré son espèce de rebuffade et je pose mes deux mains sur ses joues. Pour essuyer les larmes qui roulent encore et l’obliger à me regarder. Et j’essaie de sourire, même si c’est plus difficile que je l’aurais cru. « Comment tu veux que je te haïsse ou que je te méprise ? Ça n’arrivera pas. Jamais. » Et c’est le moment où mon esprit me rappelle qu’il y a bien longtemps que je n’ai pas été aussi proche de qui que ce soit, que ce soit physiquement ou mentalement. Mes sourcils se froncent de nouveau, sans que je m’en rende compte. Et mon pouce effleure ses lèvres. Avant que je ne finisse par la relâcher, troublé par mon propre geste qui s’apparentait plus au réflexe qu’autre chose. Alors que ça ne devrait pas. « Je me fiche de la Lena qui a vécu à cette période. Ou de celle que tu as été avant ton départ. C’est celle d’aujourd’hui qui m’importe. » Est-ce qu’une part de moi essaie d’oublier qu’elle a été la gamine à tresses que j’ai ramenée il y a une vie de cela ? Peut-être. Mais j’ai pas envie de me pencher sur le sujet.

"Pas vraiment, si on décide de juste apprécier les fleurs pour ce qu'elles sont et pas leur prêter des symboliques." Fallait-il donc que tout ai un double sens ? Nolan me taquinait, mais peut-être que ses réflexions étaient vraiment l'expression de son psychisme en ce moment. Ce n'était pas spécialement un gai luron, encore moins maintenant qu'avant. Je pouvais le comprendre après la perte tragique de sa femme, qu'il avait aimé, malgré tout. "Oh tu sais, moi, la subtilité..." Je lui rendis son sourire, pas totalement d'accord avec lui concernant le fait de faire crever un peu tout et n'importe quoi. Il s'était très bien occupé de moi, jusqu'à l'arrivée de l'autre. Après, c'était surtout moi qui avais fait n'importe quoi. Je mis un terme à ce sujet en évoquant ce qui m'aurait emmerdée en étant serveuse. Les regards lourds, les remarques à la con. Et Nolan devait être plus rassuré en me sachant vendeuse de jour chez un fleuriste (ce qui excluait quand même une certaine clientèle à risque), plutôt que serveuse dans un bar le soir.

Je m'offusquais faussement qu'il puisse remettre en doute mon intelligence, et il se défendit très vite et plutôt bien en me rappelant que j'avais appris sa langue assez rapidement. Et même si encore maintenant, j'avais parfois des doutes sur certains mots et de petites erreurs, c'était globalement devenu ma langue également. "Je suis sûre que si tu t'y mettais, tu serais aussi doué. Je pourrais t'apprendre le polonais." Cela ne lui serait pas très utile, mais bon. Cela ferait une activité à faire ensemble... Néanmoins, je plombai un peu la conversation en soulignant que Nolan avait été plus optimiste. Plus idéaliste peut-être. Sauf qu'il n'y avait pas grand chose pour lui donner de l'espoir désormais. J'aurai pu lui répondre un truc pour le contrer, mais je ne savais pas trop quoi... Dire qu'il fallait garder espoir malgré tout ? La preuve, j'étais revenue vers lui malgré tout. Et n'avait-il pas conservé son optimisme à mon sujet en espérant sans relâche, quand tout indiquait qu'il ne me retrouverait jamais ? Je laissai pourtant tomber, me disant simplement que je saurais bien raviver la flamme au fil des mois.

Pour l'heure, j'étais intriguée par tous ces paquets. Sa justification me toucha énormément et cela amena une conversation bien plus intime, alors qu'il osait enfin demander pourquoi j'avais fugué. Un sujet que nous avions soigneusement évité pendant tout ce temps... Et je décidai de lui offrir une réponse, la plus proche possible de la vérité, sans pour autant totalement me dévoiler non plus, pas prête à lui dire que j'étais tout simplement folle amoureuse de lui depuis des années. Tout le reste était vrai... Bien qu'un peu hypocrite alors que je parlais d'un altruisme dont je n'étais pas capable. J'évoquais mes tourments d'adolescente et Nolan trouva le moyen d'en porter la faute... "Des parents n'y arrivent pas. Des frères et soeurs ne le voient pas. Je n'étais pas dans ta vie depuis aussi longtemps. Tu as du faire avec une gamine étrangère ramassée en mission. Y'a pas de mode d'emploi pour ça. Te blâme pas." Je n'avais pas parlé, je n'avais rien confié, j'avais juste été exécrable et jalouse. "J'ai pensé que tu finirais pas me détester..." A force de tout le temps se disputer, se gueuler dessus... J'avais tort. Ce n'est pas une raison de se haïr. Et je l'apaisais en assurant savoir que je n'avais jamais été de trop.

La suite fut plus embarrassante encore... Mais je répondis honnêtement, abordant des sujets pénibles, sans entrer dans les détails. Nolan était journaliste, intelligent, il n'avait pas besoin que j'en dise plus pour deviner les non dits. J'écarquillais les yeux de surprise alors qu'il endossait encore la faute de mes déboires. Mon cœur fit une violente embardée quand il se saisit de mon visage avec fermeté et tendresse. Je sentis mes jambes flageoler. A sa question, mes pleurs redoublèrent de plus belle... Vraiment Nolan ? Et si je te disais que j'ai le pouvoir d'influencer les gens ? Si je te disais faire partie de cette catégorie de personnes qui t'ont pris ta femme ? Tiendrais-tu encore le même discours ? Quand son pouce effleura mes lèvres, je me sentis trembler intérieurement, les ouvrant légèrement avec la terrible envie qu'il s'en empare. "Tu pourrais être déçu par celle d'aujourd'hui, qui n'est que l'évolution de celle que tu as connu et de celle qui a vécu dans la rue..." Il ne pouvait pas tout balayer comme ça et se mettre des œillères. "S'il te plaît ne t'en veux pas pour ce qu'il s'est passé." J'essuyais mes joues avec un sourire factice. "On va construire de nouveaux souvenirs qui viendront balayer les mauvais." Lui et moi, ensemble. "Alors, je commence par quel cadeau ?"