Soigner le corps n'est pas un problème, c'est l'esprit qui manque de résilience.
Il aurait été bien compliqué pour Eugénie de s'expliquer sur ce qui l'avait poussé à rejoindre les forces armées européennes. Il y avait un peu de patriotisme, beaucoup de soif d'aventure, de l'admiration pour son cousin qui l'avait précédé, l'envie de désobéir à ses parents et de leur déplaire, la volonté de donner du sens à sa vie... La propagande avait indéniablement marché. Les classes aussi. On avait réussi à la formater un minimum, on avait réussi à lui faire croire à la camaraderie et à l'esprit de corps.
Et puis il y avait eu son premier déploiement opérationnel, et tout avait fondu en un instant, alors que les portes de son véhicule de débarquement s'ouvrirent pour révéler le magnifique et terrifiant enfer que constituaient alors les docks de Tianjin. La marche de manoeuvre avait immédiatement évolué, il fallait alors courir de couvert en couvert en évitant au maximum de sortir la tête. Survivre était assez simple dans ce genre de situations. Il fallait être opiniâtre et savoir ne pas tenter le diable en voulant à tout prix utiliser son arme contre le moindre nid de mitrailleuse ou tireur embusqué. Ce genre de comportement un brin couard - mais à l'époque, il fallait dire qu'Eugénie était franchement trouillarde, plus motivé par l'aide qu'elle pouvait apporter que par la volonté de tuer. - était franchement facilité par l'absolue supériorité européenne dans les cieux comme à terre. On pouvait alors être sûr qu'il y avait un ou deux véhicules d'appui pour transformer en confettis le moindre problème sans avoir besoin de jouer les héros... Et des aspirants héros, elle en a vu, en tant qu'auxiliaire médicale de combat - comprendre une distributrice de médicaments sachant faire des garrots sous le feu ennemi. -, assistant à la mort de trop nombreux soldats sur le terrain, à cause des aléas d'une guerre aux armes de plus en plus vicieuses.
Avec un déploiement ultérieur dans les décombres d'une Minsk vaporisée, sous une lourde combinaison NBC, ça n'allait pas s'améliorer. Elle pensait aider là-bas les survivants d'un cataclysme, mais tout et tout le monde semblaient être devenus fous. L'immense majorité des survivants était à achever, soit parce qu'ils n'étaient pas en mesure d'être sauvés, soit parce qu'ils ne
voulaient pas être sauvés. Il était impossible de savoir ce que les forces spéciales avaient trouvé à Minsk, mais ils n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes, des cadavres ambulants couverts de cendres. Des fantômes, en soi. C'était sûrement de là qu'on leur avait donné leur surnom. Les pauvres avaient à peine mieux survécus au capharnaüm que les Spetsnazs d'en face. Eugénie en est à devoir assister comme elle peut des compatriotes irradiés, bien souvent en les assommant à coups de sédatifs pour qu'ils arrêtent enfin de hurler et de se débattre. Ailleurs, elle voit des escadrons de la mort passer chaque pâté de maison au lance-flammes, empilant les cadavres dans des fosses communes à la pelleteuse. Quelque chose comme l'"Ordre 66", ou le "Protocole 66", probablement une référence biblique. Le sens qu'elle cherchait pendant son séjour dans l'armée semblait véritablement enfui. Le patriotisme, la camaraderie, l'abnégation et le sacrifice de soi avaient foutu le camp, définitivement.
Heureusement, après ce qu'il a vu, le régiment d'Eugénie est redéployé au Japon, pour assister la reconstruction et maintenir l'Ordre.
Elle ne se plaît pas là-bas non plus : les Japonais savent pertinemment qu'elle n'est pas des leurs, et en tant que
hafu européenne, elle est presque aussi mal vue par la majorité des locaux que les
gaijins querelleurs qui finissent à déclencher des bagarres dans les rades et les bordels clandestins. Elle aurait abandonné sa culture, trahit son sang et sa patrie d'origine. Tout un tas de conneries qu'elle ne veut pas entendre. Elle s'isole dans son coin, elle lit, elle écoute de la musique, elle joue à des jeux et elle se refuse à toutes les interactions sociales, en particulier les avances grossières qu'on pouvait lui faire. Elle en devient profondément désagréable, pour les siens comme pour les autres, tant et si bien qu'elle fait partie de la toute première vague de rapatriement en Europe en 2045.
Au sortir de l'aéroport, son premier coup de fil n'est pas à ses parents, il est à un recruteur américain qu'elle a connu par le biais des réseaux sociaux.
Dix jours après son retour au pays, elle repart déjà pour Montréal et passe la frontière américaine incognito dans un pick-up modifié.
Les Etats-Unis ressemblaient exactement à ce qu'on pouvait attendre d'un pays qui avait connu plus de dix ans d'épidémie et de catastrophes environnementales sur fond de guerre civile. Ils n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes, les villes qu'elle traversait portant encore les stigmates des bombardements des premiers mois du conflit sans avoir pu faire l'objet d'une reconstruction en bon et due forme. En un sens, on était pas si loin que ça du Japon, à l'exception du fait que les gens ici ne la jugeaient pas. Ici, elle était une personne comme les autres, une combattante avec un début d'idéal en pleine restauration. La notion de rêve américain l'avait beaucoup marqué, quand elle était plus jeune, surtout lorsqu'on le lui avait expliqué, alors même qu'elle était témoin de manifestations monstrueuses dans les rues de New York, à Noël en 2031.
Après un très rapide passage par un camp d'entraînement bâti sur les ruines d'une ancienne base de l'U.S. Army - qui n'était pas si ancienne, si l'on prenait en compte le fait qu'il y avait en fait quatre organismes se réclamant de ce nom maintenant -, on repère son entraînement et on l'attache à une unité féminine, dont l'utilisation serait tout autant militaire que psychologique. De leur côté, on les appelles les "Amazones" ou les "Valkyries". Eugénie n'y croit pas vraiment, elle n'a pas vraiment l'étoffe d'une créature mythologique. En face, on les appelle simplement "les pétasses". En bonne rebelle, ce genre d'appellation lui convenait mieux.
Ici aussi, on survit, mais on ne se contente pas de ça, on rigole, on tisse des liens, on sait que la vie ne tient qu'à un fil car il n'est pas ici question de combattre une guerre gagnée d'avance pour le compte de technocrates installés confortablement dans une tour d'Europolis. Ici, on combat pour les gens, on aide et on évacue les civils des zones de combat autant qu'on tente d'en déloger l'adversaire. Le taux de survie est aussi bas que lors de la campagne de Pékin, en grande partie à cause du professionnalisme tout relatif des forces engagées : on a plus de matériel que d'hommes, et l'entraînement de ceux qui doivent le manier n'est plus au niveau des premiers jours. Ici, on a affaire à des patriotes zélés avant tout, et les anciens militaires comme Eugénie sont trop précieux pour être envoyés au massacre, on les utilise pour la défense, l'appui et on les garde en réserve pour les opérations véritablement sérieuses. Eugénie apparaît satisfaite, elle a enfin l'impression de servir à quelque chose en vaccinant des gamins et en aidant au déminage. Son cousin rentre en contact avec elle. Sa famille l'utilise pour rétablir le contact avec elle, entre vétérans. Elle lui assure que tout va pour le mieux. Elle aurait même rencontré un américain. Un événement rare, pour elle qui n'avait jamais eu de copain.
Tout change avec la bataille de Memphis.
L'armée des Grandes Plaines voulait récupérer un point stratégique sur le Mississippi, les Sudistes voulaient le défendre, les troupes descendant de Nouvelle-Angleterre voulaient continuer dans leur poussée et encercler une
Joint Task Force sudiste entière. Les combats sont impitoyables, et les casques bleus européens reçoivent l'ordre de se retirer de la ville, faute de pouvoir empêcher les combats. Chaque mètre-carré devient le théâtre d'une lutte acharné, la bataille se menant de porte-à-porte. Eugénie, qu'on appelle "Lucky Clover" à cause de la chance insolente qui lui a valu de ne jamais se faire blesser au combat, voit sa bonne fortune tourner de manière dramatique au moment où une bombe à effet de souffle massif est larguée sur le centre-ville de Memphis.
Eugénie, qui avait perdu ce tempérament timoré des premiers combats, était en première ligne, avec le fameux américain qu'elle avait rencontré. Quand la bombe explosa, elle était aux premières loges, à moins de cinq kilomètres. Elle a le temps de courir sur quelques mètres avant de se faire rattraper par le souffle, comme tout le monde.
Les coupables ne sont pas connus, et tout les camps continuent de se renvoyer la balle aujourd'hui pour ne voir placardé l'étiquette de "Crime contre l'Humanité" sur la figure, mais les conséquences sont là : les pertes se chiffrent en milliers, avec une bonne moitié de civils piégés dans le No-Man's-Land. Les casques bleus sont les plus rapides à revenir, avec les moyens massifs que l'on ne pouvait plus attendre que de l'Union Européenne. C'en était à croire qu'ils avaient prévu leur coup.
Eugénie est retrouvée au milieu des cadavres, à peine vivante et brisée, comme des milliers d'autres. On reconnaît son écusson, puis un test sanguin indique son identité aux autorités qui préviennent la métropole : on la ramène en urgence par le premier avion, aux soldats qui se plaignent de devoir libérer un avion pour une potentielle terroriste inconsciente tenant à peine en un seul morceau, on annonce que c'est "cette décision a été prise à des kilomètres au-dessus".
Il lui faudra des mois pour se réveiller. Elle était dans une clinique privée suisse. Il y avait des photos d'elle enfant, des photos d'elles plus vieilles, en train de tirer la tronche en famille, des photos en uniforme, toujours à tirer la tronche. Cela n'augurait rien de bon.
Et en effet, ça l'était. Ses parents avaient fait pression pour la rapatrier et la faire soigner. Ils vinrent à de nombreuses reprises discuter avec elle. Ils étaient aimants et véritablement concernés par son rétablissement. Toute sa famille l'était, à commencer par ses petits frères et sœurs. Son cousin aussi vint, en uniforme. Il péta un garde-à-vous impeccable. Il lui annonça tout le respect que la famille avait pour elle, après tout ce qu'elle avait fait pour "trouver un sens à sa vie". Ils avaient mis la main sur ses dossiers et ses états de service.
Il y avait même une série de médailles sur sa table de chevet.
Elle se mura dans le silence. Il y avait de grandes chances qu'elles ne soient là que parce que tel ministre, secrétaire d'état ou officier supérieur voulait faire des courbettes à son père.
Elle sortit de l'hôpital pour être accueillie à la maison en grande pompe, comme si elle était une héroïne. Tout le monde "était fier" après avoir tant de fois critiqué le choix du cousin de rejoindre les forces armées. Personne ne lui avait organisé de grande réception, à lui. Probablement parce qu'il n'était pas le fils du grand patron. Peut-être aussi parce qu'il n'avait "que" pris une paire de balles en opération. C'était moins impressionnant que d'avoir survécu à une explosion massive au sein d'une guérilla.
Elle accepte de poser en uniforme sur les photos de famille - Sergent "au mérite", la belle affaire -. Le contact avec la toute la plus jeune partie de la famille arrive à lui redonner un semblant de sourire, elle joue et raconte des histoires aux plus jeunes, mais refuse toute interaction avec ses aînés.
Le lendemain, on la retrouve avec une bouteille d'alcool vide dans la salle de bain, avec un trou de la taille de son poing là où s'était trouvé le grand miroir. Elle était dans un état pitoyable.
C'est à partir de ce moment que son environnement voit Eugénie "partir en vrille". Les consultations médicales postérieures n'indiquent pas de problèmes et pensent même que sa force physique supérieure est plutôt un bon côté. Eugénie souffle du nez : il y a tout le reste aussi. On lui explique très sérieusement que sa sexualité n'a rien à voir avec ça et qu'il semble fortement improbable que son traitement ait pu infléchir sur cela. Quand elle rétorque qu'elle a toujours répugné à s'engager dans une relation spécifiquement à cause de ce que cela impliquait, c'est tout juste si on lui rigole au nez.
Deux semaines plus tard, le scandale Brendt éclate, et en voyant le niveau des séquelles que les patients ayant reçus ses traitements à un niveau superficiel reçoivent, elle ne s'étonne même plus. Dans les groupes de soutien comme chez le psychiatre, c'est une incompréhension polie qu'on lui retourne quand elle expose que sa sexualité la tenaille comme une très, très mauvaise addiction de cloparde.
Et ce n'est que le cadet de ses soucis. Elle se rend peu à peu compte qu'elle n'est plus l'innocente jeune fille qu'elle a été, à des degrés qui dépassent de très loin son penchant nouveau pour la chair. Elle réagit au danger de manière extrême, a du mal à se contrôler sous la pression. Elle traverse à un croisement, une voiture pile, elle se fait emplâtrer par la voiture de derrière. Elle s'arrête par réflexe, va s'assurer que tout va bien. Le chauffeur sort, la fustige, l'insulte, la saisit au cou. Tout devient flou et elle voit rouge. Elle sort de transe quelques instants plus tard quand l'autre conducteur, celui de la voiture de derrière, lui hurle d'arrêter. Son agresseur a la face ensanglanté, comme son capot qu'il a percuté une bonne dizaine de fois. Ce n'était même pas une réaction conditionnée par son entraînement, elle ne se serait pas acharnée aussi stupidement ... Elle avait réagi comme une bête sauvage. Elle était une bête sauvage, elle ne se reconnaissait plus.
Il ne faudra que quelques semaines à son père, tout juste à la retraite, pour profiter des départs à répétition au sommet de l'Etat pour se lancer en politique, sur une ligne anti-corruption dure. Eugénie ne veut pas être dupe, et pourtant, elle n'a pas fait d'effort pour quitter la maison familiale. Elle a repris les études, elle a repris sa place, en pilote automatique.
Elle cherche toujours sa voie, cherche toujours du sens, mais s'est désillusionnée vis-à-vis du monde qui l'entoure. Pour elle, le monde est devenu fou...