La nuit est belle. Comme toujours. La ville a toujours l’air si tranquille…


Mais les sirènes de police n’en finissent plus d’en déchirer la tranquillité. Ca et parfois, le bruit de quelques coups de feu dans le lointain. Population militarisée depuis trop longtemps, résidus guerriers d’une société qui avait trop fait la guerre, et qui en avait oublié le retour à la paix. Le vent souffle, et me frôle le bas du visage. Le haut, lui, est bien à l’abri de mon masque. La cape vole, sur les côtés. Mais je la tiens contre mon torse, enroulée autour de mon point. Blotti dedans, pas tant pour lutter contre le froid et la fraîcheur du vent que pour empêcher le tissu de carbone polyméré de s’empêtrer dans les infractuosités de ce grand bâtiment de pierre.


J’appuie sur l’oreille de mon masque, taillée en pointe, mais vise d’abord la base. Le communicateur se déclenche. Deux pressions supplémentaires. Fréquence de la police. Déploiements en cours sur Red Light Corner. Comme tous les soirs, ou presque. Rien d’anormal jusque là. Mais on parle aussi d’autre chose. Je déclenche d’autres éléments du costume de Johannes, qui me permettent de descendre deux « lunettes » devant le masque… Et de faire défiler les informations du pc central de Vampyr jusque devant mes yeux. Je vérifie l’adresse. Je peux y aller. La soirée n’est pas calme, mais la police est déjà sur tous les fronts. Certains continuent de s’inquiéter de l’implication d’un journaliste dans leurs petites affaires… Et l’homme est loin d’être bête. Il remonte des pistes. Renoue des fils cassés par l’attention de mon prédécesseur, ou de la police. On ne peut pas perdre de temps. Il peut mettre utile, car le coup de pied qu’il a mis dans la fourmilière est important. Il ne s’agit pas tant de faire diversion ou de me blanchir de quoi que ce soit, que de jauger sa force et la mesure de l’homme.


Je m’infiltre chez lui sans trop de difficulté. Les alarmes modernes sont si faciles à contourner une fois qu’on a le programme qu’il faut pour rentrer dedans, et les alarmes à l’ancienne ne sont pas difficiles à neutraliser non plus, même si couper les circuits ou les faisceaux peut en soi donner l’information d’une intrusion. Je m’y prends donc avec lenteur et avec concentration, pour finir par l’attendre dans la pénombre de son appartement vide. Il ne vivait pas seul. Du moins, c’était difficile à dire. Mais il n’y avait personne, pour le moment, et le capteur posé près de la porte d’entrée me permettait d’entendre quiconque se rapprocherait de l’huis. Personne, pendant un long moment. Jusqu’à ce pas lent et traînant, que je m’efforce d’écouter et de comprendre comme Johannes me l’avait appris, des années plus tôt. Personne de taille moyenne. Chaussures d’hommes. Poids normal. Ce devait être lui, ou quelqu’un de proche physiquement. La porte s’ouvre.


Il entre. Allume la lumière. C’est bien lui. Drapé dans l’ombre dans ma cape noire, il doit voir mes yeux avant le reste de ce costume si sombre.


| Bonsoir, Nolan Wilson. Vous devez déjà savoir qui je suis. Je sais qui vous êtes. Inutile d’appeler à l’aide ; je ne suis pas venu pour vous. Pas contre vous, plutôt. |


Je m’avance d’un pas.


| Allons-nous être dérangé ? J’ai vu une femme blonde, avant de me décider à venir vous rencontrer. |


Voix déformée par le micro sur la mentonnière de mon masque, la voix est neutre. Comme toujours.

Je m’étire, incapable de retenir un énième bâillement alors que je passe encore et encore les images que j’ai de l’attentat, sans bien savoir ce que je vais pouvoir faire de tout ça. Je ne sais pas trop où est fourrée Chloé, probablement à nous chercher encore plus d’emmerdes alors qu’on en a pas vraiment besoin et je finis par réaliser qu’il est encore plus tard que je l’aurais cru quand j’ai un SMS de Lena qui m’annonce qu’elle va voir je ne sais plus quel film à la séance de 22h00. Le ciné étant au bout de la rue, je m’inquiète pas plus que ça. Et c’est bien qu’elle sorte enfin un peu. Je suppose.

Mais il faut que je sois rentré avant elle, ce serait plutôt pas mal. J’attrape ma veste et je finis par quitter le bâtiment du journal, profitant que la soirée soit plutôt douce pour demander au taxi de me déposer à dix minutes de chez moi. Histoire de marcher un peu donc et de pas finir par fusionner avec mon siège à la longue.

Je suis totalement plongé dans mes pensées alors que je pousse la porte de l’appartement, essayant de démêler les informations qui m’intéressent de celles qui ne vont faire qu’encombrer mon esprit pour changer. Et je dois avoir les idées claires pour aller dans la direction qui m’intéresse, même si s’attaquer à la mafia ou à la corruption policière n’est probablement pas le truc le plus pertinent du monde. Enfin, quitte à chercher la vérité, autant mettre les deux pieds dans la merde bien comme il faut non ?

Je soupire alors que j’allume la lumière avant de me figer, les clés dans les mains, quand j’entends une voix. Etonnant comme une voix peut être à la fois bien trop familière et totalement inconnue. Ces modulations tout sauf naturelles réveillent en moi des souvenirs vieux de quelques années. De mauvais souvenirs. Très mauvais.

Je déglutis alors qu’il commence à parler et je souffle, d’un ton mauvais. « Je sais qui vous êtes oui. Ou plutôt le masque derrière lequel vous vous cachez pour être exact. » Je me retiens de l’insulter de tous les noms qui me viennent, ma raison me soufflant que je n’aurais pas la moindre chance face à lui de toute façon. Pas comme ça. Si je dois gagner mon combat contre ces fils de pute qui se prennent pour des héros, ce sera en les démontant avec des preuves, des faits tangibles, les uns après les autres. Montrer au monde ce qu’ils sont réellement ces pseudos sauveurs de l’humanité qui n’hésitent pas à la sacrifier pour se faire mousser. « Appeler à l’aide ? Et vous voulez que j’appelle qui ?! Tout le monde vous prend pour... » Je soupire et je secoue la tête, me détournant de lui pour aller me remplir un verre de whisky.

J’hésite avant de me servir une triple dose et je désigne un verre vide. « Je vous en propose pas je suppose. » Et je me décide enfin à répondre à sa question en secouant la tête. « A moins qu’elle soit en train de voir le navet du siècle, on devrait avoir deux bonnes heures devant nous. Suffisamment pour… » Je croise les bras, m’adossant contre le bar. « Pour quoi au juste ? Me dire que vous êtes là pour m’aider à lutter contre le crime ou une connerie dans le genre ? Ou me filer des informations que vous êtes le seul à détenir ? C’est quoi le plan exactement ? » J’aimerais autant qu’il soit parti avant que Lena ne rentre en effet. Si elle se rend compte de ce que je peux risquer, elle va mal le vivre et pas qu’un peu.

L’homme ne semble pas être ravi de me voir, et c’est le moins que l’on puisse dire. On doit pouvoir se rendre compte que ma mission ne me rend pas très populaire. Autant dire que ça me fait une belle jambe. Je ne fais ça ni pour la gloire ni pour l’immortalité, je fais ça parce que c’est la seule chose à faire. Je sors de mon ombre alors que le type ne manifeste ni peur ni soulagement, seulement une forme de rancoeur acerbe qu’il ne cherche absolument pas à contenir. Ca me laisse de marbre alors que je me rapproche. Je ne m’amuse pas de sa réaction, mais je ne me laisse pas démonter pour autant. Je n’avais pas franchement compté sur une collaboration étroite d’un groupie à son héros, mais je n’avais pas non plus besoin d’un enthousiasme délirant. Au moins l’homme montrait-il qu’il n’avait trop que faire des légendes, mais il montrait aussi qu’il n’était pas très différent des autres. Lui aussi me prenait pour une enflure. Il avait sans doute raison, mais il n’était pas arrivé tout seul à cette conclusion, de cela j’étais certain. J’étais un rien déçu de ça mais je ne jetais pourtant pas mon idée aux orties. C’était trop tôt pour cela.


| Remercions ce masque, alors. Sans lui, vous m’auriez vite balancé à la police. |


J’en étais certain, et je disais cela sans la moindre animosité, d’un ton simple, neutre. Je ne cherche pas la raison de sa colère, je ne suis pas là pour le convaincre du bien fondé de mon action, mais je fais comme je peux pour retirer ce que je voulais de cet entretien. Ca n’était pas si facile, alors qu’il va se chercher un verre de whisky, ne parvenant pas plus qu’avant à masquer sa colère, voire sa haine.


| Pour un enfant de catin. C’est ce qu’ils disent tous de moi, désormais. L’opinion des gens est changeante, pas vrai ? Si vous appelez la police maintenant, ils déploieront tout ce qu’ils ont pour m’attraper, j’imagine. Mais maintenant, vous voulez d’abord savoir ce que je vous veux. |


Du moins, c’était ce que je devinais à son inaction, parce que ce n’était clairement pas son amour pour moi qui le retenait, bien au contraire. Je secoue doucement la tête quand il me propose un verre.


| Non, merci. |


Je le dévisage toujours au travers de mon masque quand il me demande pour de bon ce que je lui voulais. Bien sûr, il n’y avait pas trente-six solutions pour que quelqu’un comme moi s’intéresse à quelqu’un comme lui, mais ce n’était pas bien grave ; plus vite nous irions et mieux ce serait.


| Très bien. Allons droit au but. Je ne voudrais pas être le sujet de questions embarrassantes. Je suis venu pour voir, car je sais que vous êtes sur les traces du gouvernement et de ses errements, de la corruption des autorités en ville. Ce n’est pas important, comment je l’ai su. Mais je suis venu apporter ma pierre à l’édifice. Personne ne me croirait moi et ma justice n’attendra jamais les puissants, au-dessus des lois qu’ils édictent. Et personne ne croirait juste des journalistes, même si le chambardement médiatique peut leur faire des dégâts. Pour aller au bout, nous avons besoin l’un de l’autre. |