Je les observe et je souris. La mère et sa fille, en train de s'entrainer dans le jardin. Avec les mois et l'entêtement de Kate, j'avais laissé tomber l'idée de la faire renoncer à entrainer notre fille. J'avais tenté au début mais elle jugeait important de le faire, qu'elle soit capable de se défendre par elle-même et je ne pouvais pas vraiment lui en vouloir. Je savais de quoi sa vie a été faite, elle sait de quoi la mienne a été faite, nous savons tous les deux pourquoi nous habitons désormais en Espagne, loin d'Europolis et sans aucun désir de ne jamais y retourner. Et puis je sais que ça manque à Kate, ça lui manque d'enfiler le costume de Venom, un costume que j'avais fini par lui faire sur mesure avec des tissus qui la protégeraient des coups et du feu, un costume léger … elle n'a jamais accepté mon idée de tenter de lui créer une armure à proprement parler. Mais elle avait accepté le masque plutôt qu'une simple capuche pour cacher son identité, un masque dans un matériau au nom scientifique imprononçable mais qui épousait parfaitement la forme du visage et y tenait fermement. Quand son identité avait été révélé à toute Europolis, que le vrai visage de Venom a finalement été connu de tous, par ma faute et je m'en voulais encore de cela, elle avait dû tourner le dos à sa vie d'héroïne et nous avions dû tourner le dos à nos vies passées.

Je ne suis pas un idiot et elle n'est pas une idiote. Je sais qu'elle sort encore aujourd'hui le soir, qu'elle s'aventure dans les rues de Valence à quelques kilomètres de là. Je ne sais pas exactement quand elle a recommencé, je crois qu'elle a résisté plusieurs années mais ça fait dix ans que nous avons quitté Europolis. La naissance de notre fille semble avoir calmé ses ardeurs héroïques mais ça avait dû lui manquer et elle avait fini par reprendre. Je le sais. Et je sais aussi qu'elle est consciente que je ne crois pas à ses mensonges de cours de danse trois fois par semaine. C'est sans doute plus facile ainsi, même si aujourd'hui plus que jamais il était totalement hors de question que je sorte à ses côtés comme je voulais le faire il fut un temps. Aujourd'hui je restais à la maison, je prenais soin de notre fille et de notre fils du haut de ses quatre ans. Un peu sur le côté pour ne pas déranger sa mère et sa sœur, il les imite maladroitement. J'observe la scène amoureusement, mon regard descendant sur ma main gauche et l'alliance qui s'y trouve avant de remonter sur cette femme qui avait accepté de m'épouser, qui était devenu la mère de mes enfants.

Mon imagination d'écrivain avait fait son travail avec les années qui ont passé, mon héroïne était désormais l'héroïne d'une trilogie à succès, d'une adaptation en un premier film qui a été un succès et d'un jeu vidéo adoré par les fans. Pourtant ces derniers temps ce n'était pas à lui inventer une nouvelle aventure que je travaillais, mon héroïne n'avait pas survécu à ses aventures, elle avait donné sa vie pour sauver ce qu'elle avait de plus précieux. Presque comme Kate quand elle avait choisi de tuer Venom en dévoilant son visage pour me sauver la vie. Non, en ce moment je me demandais ce qu'aurait pu être nos vies si les choses étaient arrivés autrement, si les choses étaient allées autrement, si je n'avais pas été un idiot qu'on a embobiné, si je n'avais pas voulu devenir un autre pour l'accompagner dans ses sorties. M'asseyant sur une chaise longue après quelques pas, je masse mon genou endolori, posant ma canne avant de m'installer confortablement. Je ferme les yeux, j'entends la voix de Kate qui dirige notre fille, celle de notre fille qui proteste qu'elle fait de son mieux et notre fils qui veut participer. J'écoute et je me laisse dériver aux souvenirs du passé, au premier qui allait changé ma vie.



Mon cœur bat anormalement vite … ou peut-être que c'est normal ? J'ai le sentiment que Kate m'a mentis … Non, je sais qu'elle me ment. Il y a quelque chose qu'elle ne me dit … un amant ? Première pensée et comment expliquer avant-hier matin ? Elle est rentrée d'une soirée "héroïque" et s'est levée précipitamment quelques heures plus tard pour se rendre aux toilettes, nauséeuse. Elle a été vague quand j'ai demandé ce qui se passait, elle a évité plusieurs questions, les a éludées volontairement avant de finir par me laisser en plan. Ca fait quarante-huit heures que je cogite et pratiquement autant que Kate ne me parle pas. Je pose des questions et elle ne répond pas, je demande si elle va bien et elle répond par onomatopée ou monosyllabe, quand au moins elle répond. L'inquiétude qui s'est emparée de moi me donne énormément de mal, je ne sais pas comment la gérer, si je dois la confronter ou pas, si je dois la bloquer pour la forcer à parler … non ça serait une mauvaise idée.

Mais là les choses ont empiré encore … Kate ne devrait pas tarder à rentrer, ça fait un peu plus d'un an que nous vivons ensemble, depuis le départ de Fallon en réalité ou juste après. Je m'installe dans le salon, devant mon ordinateur portable avec sur la table basse ce qui ressemble à un test de grossesse. Enfin non, ça n'y ressemble pas, c'est un test de grossesse sans aucun doute mais … impossible de savoir quel est le résultat. Pourquoi les fabricants ne peuvent pas simplement écrire "POS" pour positif et "NEG" pour négatif plutôt que deux barres parallèles ? Ca veut dire quoi bordel, deux barres parallèles ? J'entends mon cœur battre dans mes oreilles alors que je cherche une indication sur le fabriquant du-dit test mais … bien sûr il fallait qu'il soit vierge de toute inscription … Bordel mais c'est à croire que les foutus fabricants de ces trucs ne veulent pas que les pères puissent savoir si ils vont être papa ! Je commence ma recherche … vous pourriez croire qu'il existe tout au plus cinq ou six modèles différents de tests de grossesse mais NON ! J'en trouve plus d'une trentaine qui sont référencés ! Quinze minutes pour trouver enfin le bon, exactement le même mais bien sûr pas de notice pour aller avec ! Sinon quoi ? Sinon je pourrai savoir si ce foutu test est positif ou pas ! Recherche donc de la notice, enfin je m'apprête à la démarrer quand j'entends un raclement de gorge derrière moi. Oh je le connais ce raclement de gorge, c'est celui de ma petite amie, rien de surprenant dans sa présence … Enfin si parce que je ne l'ai pas entendue rentrer mais en un an de vie commune, elle a appris à devenir assez silencieuse pour que je ne l'entende pas lorsque je suis occupé et là c'était le cas. Je ferme l'écran de mon ordinateur dont je me serre pour dissimuler le test de grossesse trouvé dans la poubelle que j'avais sorti un peu plus tôt.

« Je … euh … t'es déjà de retour ? »

C’était sa première journée de pause après une enquête qui avait mis la pression à Kate sur une longue période. En ajoutant à ça le stress de ses sorties nocturnes, elle avait accumulé une sacrée fatigue. Mais en plus de se sentir épuisée, elle était également nauséeuse. L’intensité des dernières semaines semblait lui avoir fait attraper un mauvais virus à la première occasion venue. Seule au loft, Henry étant en réunion pour l’adaptation de son livre au cinéma une fois de plus, la jeune femme en profita pour faire le ménage. C’est lorsqu’elle sortit la javel pour mettre dans le seau de la serpillère que la nausée lui vint de manière assez violente. Se précipitant aux toilettes, elle ne comprenait pas pourquoi ce produit qu’elle avait senti des centaines voir des milliers de fois lui donnait la gerbe ainsi. Une fois qu’elle eut finie, non sans difficulté, elle en profita pour envoyer un message à sa mère. Avec les dernières semaines elle n’avait pas eu le temps de venir plus que cela aux nouvelles de Fallon et sa petite soeur. La réponse fut immédiatement et l’ex-tueuse à gage l’appela, profitant de la disponibilité de la plus jeune. Il ne fallut pas plus de quelques minutes à la brune pour vomir à nouveau alors qu’elle était toujours en visio avec sa sauveuse. Expliquant à cette dernière qu’elle était simplement épuisée à cause du travail officiel comme officieu, cette dernière lui posa une question des plus ridicules, ne comprenant pas où elle voulait en venir sur le moment. Ce n’était qu’au bout de quelques secondes que la scientifique fit le lien, n’ayant pas songé une seule seconde à cela. Se précipitant de son côté du lit, elle attrapa sa plaquette de pilule et laissa tomber son téléphone sous le choc.

Quelques minutes plus tard, la brune était de retour de la pharmacie avec un petit sachet en papier contenant une longue boîte en carton. Ce foutu test semblait être une épreuve insurmontable à côté de ses deux jobs. Ce fut les trois minutes les plus longues de toute sa vie et lorsque son portable sonna, Kate sauta sur ses pieds avant de se raviser. Elle n’avait pas pensé une seconde à la réaction de l’écrivain si jamais ce test était positif. Elle était encore jeune, lui aussi. Mais d’un autre côté, elle savait que c’était dans les projets du beau brun de devenir papa un jour. Etait-elle seulement prête ? Tremblante, elle attrapa l’engin du bout des doigts avant de le relâcher aussi sec. Merde … Merde … Dans un sens, elle aurait aimé s’inquiéter pour rien. Mais entre les symptômes et le résultat du test, il était difficile de douter. Assise sur le bord du lit, la jeune femme finit par se lever pour jeter le test dans la poubelle de la salle de bain. Cette dernière n’était utilisée que par ses soins, elle aurait tout le temps de la vider prochainement pour ne pas que Henry tombe dessus. Mais il allait bien falloir qu’elle lui dise non ? Faisant les cent pas, c’est finalement dans la salle de sport qu’elle décida de passer ses nerfs avant d’envoyer un message à sa mère pour lui demander conseil. Cette dernière lui ordonna presque d’aller voir un médecin, afin de faire confirmer le résultat. Si les faux positifs étaient plutôt rares, ils existaient bel et bien mais bizarrement, ce sursis par rapport au moment où elle devrait le dire à son petit ami ne la soulageait nullement.

Dès le lendemain matin, elle fit une prise de sang avant d’aller travailler. Ses collègues la trouvèrent bizarres et à juste titre. Il en avait été de même avec le jeune homme. Si elle ne voulait pas lui mentir, elle était à l’heure actuelle incapable de lui dire tant elle n’arrivait à comprendre réellement ses propres réactions. Dans la journée, alors qu’elle était encore au travail, elle sut par e-mail qu’elle était bel et bien enceinte et depuis plus d’un mois et demi. Laissant les jours filés plus vite qu’elle ne l’aurait probablement dû, la brune était totalement perdue ne sachant comment réagir ni comment l’annoncer au principal intéressé. C’est pourquoi elle minimisa les échanges, se rendant bien compte que son amoureux suspectait petit à petit quelque chose. Mais après tout, depuis ce jeu d’Action ou Vérité, le jeune couple n’avait jamais reparlé de cela et si Henry avait ce genre d’envie à l’époque, cela n’était peut-être plus le cas aujourd’hui. Elle était déjà stressée par son travail et ses sorties nocturnes mais ce n’était rien par rapport à ce sujet.


La journée avait été intense. En étroite collaboration avec Eva, les deux scientifiques avaient fini par obtenir les résultats escomptés pour envoyer droit derrière les barreaux un meurtrier qui avait déjà récidivé. Elles espéraient bien que leurs preuves combinées l’envoi à l’ombre pour le reste de ses jours. De retour au loft presqu’en traînant les pieds, la brune se demandait toujours comment elle pourrait le dire au garçon et quand. Existait-il un moment propice pour avouer à son petit ami qu’à cause d’une erreur d’inattention, ils allaient devoir choisir entre l’avortement et devenir parents ? Au cours des derniers jours, la seule chose qu’elle pensait avoir compris était que la première option ne lui plaisait pas. Kate comprenait mieux à présent pourquoi sa mère n’avait pas été capable d’abandonner son enfant, même s’il était issu de son union avec un autre tueur à gage. Si elle avait poursuivi ses sorties nocturnes, elle s’était sentie étrangement nerveuse et plus agressive qu’habituellement, veillant à frapper bien avant ses opposants et protégeant son ventre plus que son visage.

Arrivée dans le loft, elle fut surprise d’apercevoir le beau brun sur son ordinateur dans le salon. Habituellement, ce dernier préférait être dans son bureau pour écrire tranquillement. Mais le regard émeraude trouva bien vite le sujet des préoccupations qui étaient peintes sur le visage de son amant. Si elle le sentait méfiant vis à vis d’elle depuis quelques jours, ce qui était guère étonnant par rapport à son attitude depuis qu’elle savait être enceinte, elle se rendait compte qu’elle avait fait la même bêtise que Fallon. Telle mère, telle fille disait-on … Comme très souvent lorsqu’il était dans ses pensées, l’écrivain ne l’avait toujours pas repéré aussi se dirigea-t-elle dans la salle de bain et récupéra la notice qui était au fond de la poubelle. Elle profita d’être dans une autre pièce pour ouvrir l’e-mail avec les résultats du laboratoire sur son téléphone. Puis revenant dans la pièce principale, la jeune femme se racla la gorge comme pour annoncer sa présence. Elle n’avait probablement jamais été aussi nerveuse de toute sa vie et les tremblements de ses mains en étaient la preuve. Henry eut une réaction qui semblait anormal. Elle s’attendait à de la colère ou de l’incompréhension mais il semblait plus honteux alors que c’était elle qui devrait l’être. Ses bégaiements lui confirmèrent qu’il était loin d’être à l’aise.

Oui je viens de rentrer, l’affaire sur laquelle j’étais vient de prendre fin.

Plongeant son regard émeraude dans les prunelles noisettes de son petit ami par intermittence, ne réussissant pas vraiment à maintenir le contact visuel, Kate finit par tendre ses mains tremblantes tour à tour dans sa direction, la notice dans la main gauche et son téléphone dans la main droite. Si elle aurait aimé ajouter un commentaire, elle en fut bien incapable et contourna le canapé pour aller s’asseoir dans le fauteuil en face de lui. Il ne lui fallut que quelques secondes, une minute tout au plus pour trouver les explications liées au test de grossesse mais cela parut être encore plus long que ces trois foutues minutes qu’elle avait attendu pour lire le résultat sur le test. De temps en temps son regard se relevait en direction du beau brun pour essayer de prendre la température mais elle regardait bien plus le sol, gênée, honteuse de n’avoir rien dit et en apné à l’idée que la réaction de l’écrivain ne lui convienne pas.