Les deux mafieux hésitent durant plusieurs secondes après l’injonction de Christopher.
Le plus petit lève des mains tremblantes, de forme carrée. Il se tourne lentement, avec une prudence exagérée, jusqu’à faire face au policier qui les tient en joue.
Ce con cherche à gagner du temps. Le flic n’aime pas ça, son doigt maintient une pression constante sur la gâchette du 9mm. D’ailleurs, le visage large et aplati du courtaud s’anime de tics évoquant le one-man-show d’un piètre humoriste.
Le plus costaud marmonne un borborygme, finit par lâcher la poignée de la porte du hall d’entrée. Il échange une œillade avec son complice, puis aboie deux mots en russe que le flic n’a aucun besoin de traduire.
Le canon du pistolet s’oriente immédiatement vers la cuisse du baraqué, crache une munition qui le plante dans son élan. L’Anglais le voyait bondir sur lui tel un ours sibérien ; son but n’était clairement pas de lui faire un câlin.
Le colosse pousse un cri bestial, pose instinctivement une main sur la tache rouge qui apparaît en haut de son pantalon : pas de geyser de sang, donc pas d’artère touchée. Il survivra.
De façon surprenante, Christopher en éprouve du soulagement.
Avec un temps de retard, son acolyte bas sur pattes fonce sur le combattant clandestin. Celui-ci le repousse aisément d’un coup de pied dans l’abdomen. S’il n’est pas capable de gérer ce godichon après deux ans à saigner dans les arènes, autant raccrocher les gants tout de suite…
Son adversaire allonge le bras dans une veine tentative d’atteindre le policier. Teigneux, ce Russe, mais inefficace. Au-dessus de son épaule, Christopher aperçoit le Grand Ruskof s’adosser à la porte vitrée, glisser sa main libre dans sa veste et en retirer une arme de poing.
Merde, j’aurais mieux fait de viser la tête !Trop tard pour les regrets.
Instinctivement, Christopher se décale afin d’utiliser Petit Ruskof comme bouclier humain. L’Anglais est plus grand, mais pour peu que le tireur ne soit pas très habile ou imprudent, le stratagème fonctionnera.
Alors qu’une série de coups, blocages et contre-attaques opposent les deux belligérants, un dilemme se présente au policier : s’il envoie son adversaire au tapis, ce sera à celui qui tire le premier entre l’homme au pistolet et lui. Acculer le petit mafieux contre son binôme parait la solution indiquée, toutefois l’homme est rapide et nerveux, difficilement contrôlable. En outre, des civils risquent de passer d’un moment à l’autre et se retrouver impliqués dans ce combat à mort. Et peut-être finir avec l’étiquette « victime collatérale » fixée à un orteil violacé.
Christopher doit vite trouver une solution. Hors de question de risquer une vie innocente sur cette intervention, tout ça parce qu’il a eu la faiblesse d’épargner une crapule.
L’Anglais n’est pas loin d’invoquer une aide divine quand les derniers mots d’Eva lui reviennent à l’esprit avec une clarté surprenante. Dans la précipitation, son cerveau n’avait intégré qu’un mot sur deux, ceux qu’il connaissait déjà : « toxique » et « attention ». Il avait bien compris que le flacon contenait du poison, et donc qu’il fallait faire attention à cette substance toxique ! Ce n’est pas comme s’il avait l’intention d’y goûter avec le bout de la langue, de toute manière…
Mais la chimiste a également articulé – remarquablement bien à cette vitesse d’élocution, parler beaucoup a ses avantages – « gaz » et « explosif ». Ce qui change complètement la donne.
Espérons que ça n’explose pas comme du semtex…Christopher porte un violent coup de pied à l’endroit précis où Petit Ruskof a glissé son dangereux flacon, épargné jusqu’à présent par le hasard de la lutte ou la connaissance inconceptualisée d’un danger mortel.
Un craquement se fait entendre, semblable au bruit d’un verre minuscule qui chute sur du carrelage. Le meurtrier écarquille les yeux – de stupeur, ou sous l’effet des premières vapeurs. Sa voix haut perchée hurle trois mots en russe, certainement un genre de « sauve qui peut ! » ou « bordel de merde ! ». Il s’écroule au sol, sur le flanc, épargnant à sa tête le tracas d’un choc brutal. Le flacon partiellement brisé s’échappe de la poche où il était abrité, roule sur les grands carreaux du revêtement.
Son complice le géant pousse un juron, se redresse péniblement sur ses deux jambes, range précipitamment son arme et pousse la grande porte de l’immeuble de ses deux mains.
— Police ! Que personne n’ouvre sa porte ! Gaz toxique dans le hall ! alerte le policier en reculant vers la cage d’escalier.
Il pourrait retenir son souffle, se lancer à la poursuite du fuyard comme un chien enragé. Ou fuir loin du danger en grimpant les escaliers. Ou défoncer la porte d’un appartement et gagner l’extérieur par une fenêtre – la plupart des résidents doivent être à leur travail en ce début d’après-midi.
Toutes ces options négligent les personnes susceptibles de traverser le vestibule d’un moment à l’autre, en provenance de l’ascenseur ou de l’extérieur.
Une fois encore, Christopher doit trouver une solution et la trouver sur-le-champ. Bon sang, il commence déjà à ressentir une gêne à l’intérieur de ses poumons ! Effet placebo ou début de contamination ?
Son regard fébrile parcourt son environnement immédiat à la recherche d’une issue.
Un bon flic doit savoir improviser en toute situation. Eva ne l’a-t-elle pas rassuré sur ses compétences ?
L’inscription en grands caractères d’imprimerie sur une porte sale attire alors son attention : « DÉCHETS ».
Eurêka ! clamerait sans doute sa pétillante collègue avec son irrésistible sourire.
Le policier s’engouffre dans la pièce qui abrite les poubelles de tri sélectif ainsi qu’un espace pour les déchets encombrants. Comme il s’y attend, une fenêtre à simple battant horizontal lui tend les bras. C’est le règlement, en plus de la bouche d’aération obligatoire. Christopher tourne la poignée, tire de toutes ses forces sur le volet récalcitrant. Les centaines d’heures à marteler ses muscles portent leur fruit : l’air extérieur balaie ses cheveux.
Sans perdre une seconde, le costaud revient sur ses pas, maintient la porte du bout du pied et pousse la poubelle jaune afin de la maintenir en place. Un courant d’air rafraichissant commence à inonder le vestibule.
Collant la manche de sa veste sur son visage, Christopher prend une profonde inspiration et fonce tout droit vers la porte du hall.
Il sent son cœur marteler ses tempes, respire quelques bouffées malgré lui, s’arrête devant une grande plante verte en pot et la tire jusqu’à la porte d’entrée. Un étourdissement soudain lui fait perdre l’équilibre : son visage bute contre la vitre froide, un mouvement instinctif dirige sa main vers la poignée-poussoir. Un instant plus tard, Christopher respire à nouveau. Le lourd pot de la plante bloque la porte d’entrée en position grande ouverte.
Le flic se réjouit intérieurement : le gaz toxique, volatile et impuissant, se laisse aspirer dans le couloir aérien ainsi créé. Quelques minutes suffiront à l’évacuer et le diluer dans l’atmosphère, laissant quelques cadavres de mouches pour seules victimes.
Suivant les traces de sang qui souillent la chaussée, Christopher aperçoit le Grand Ruskof s’installer au volant d’une voiture. Le policier jette un œil derrière lui, rive son regard azuré sur le corps étendu à terre, dramatiquement immobile. Il grince des dents, reprend une longue inspiration, se précipite sur le corps de son ennemi et le soulève par les aisselles.
Ce type a bouffé un lion au déjeuner, c’est pas possible !Le Russe mesure certes une tête de moins que l’Anglais, mais sa carcasse trapue cumule les kilos comme un filet de pêche engrange les poissons.
— T’as intérêt à rester en vie ! vocifère le sauveteur inopiné.
Un jour plus tôt, Christopher aurait laissé cette pourriture crever à même le sol. Peut-être même l’y aurait-il aidé, afin d’éviter un procès superflu et risquer de voir un mafieux rejoindre les siens après seulement huit ans de taule.
Résultat de sa « bonne » conduite de policier modèle : sa tête lui tourne, ses yeux le piquent, il souffle comme un phoque. Pire : le deuxième larron a pris la fuite.
Bravo, lieutenant Hart ! Voilà à quoi mène la compassion pour un salopard de mafieux !À cet instant le flic entend une voiture s’arrêter devant lui. Il redresse la tête, déchiffre le sigle de l’EPD sur la portière. Un sourire réapparaît sur ses lèvres.
* * *
Sur les routes de Victory District, à la poursuite du mafieux russe
— C’est quoi, votre nom ?— Agente Jocelyne Westland, lieutenant Hart.La sirène familière de la voiture de police produit sur Christopher l’effet d’aiguilles innombrables qui lui piquent l’intérieur du crâne.
Il serre les dents, attendant que la douleur se dissipe.
— Vous avez de l’eau, Jocelyne ?— Derrière mon siège.Christopher pivote sur lui-même, se contorsionne dans l’habitacle étroit. La conduite saccadée de l’agente Westland n’arrange rien à son mal de tête et ses yeux le brûlent chaque seconde davantage.
Tendant le bras de façon hasardeuse, sa main s’empare d’une bouteille qui fait des va-et-vient incessants sur le plancher. Aussitôt l’homme se redresse, penche la tête en arrière et se verse de l’eau en abondance dans les orbites. Les trois quarts du liquide coulent à côté, mais à un moment donné Christopher pousse un râle de soulagement, suivi d’un hoquet.
Pour finir, il boit une longue rasade directement à la bouteille.
— Il vous est arrivé quoi ? s’inquiète la jeune policière en manquant d’accrocher le coin d’un trottoir.
— « Gaz-toxique-explosif-attention ! »Le policier se fend d’un ricanement étrange, s’essuie les paupières avec les manches de sa veste.
L’instant d’après, il pointe son Beretta sur la conductrice.
— D’où me connaissez-vous ?Jocelyne serre les mains sur le volant, réplique avec une rage mal contenue dans sa voix.
— Mon père était sur la liste des ripoux que Vampyr a rendue publique. Comme votre ex. Alors pointez plutôt votre flingue en direction du type que vous m’avez demandé de suivre.Après quelques secondes d’incertitude, un rire franc s’échappe de la gorge de Christopher.
— Vous irez loin, agente Westland.— J’espère bien, dit-elle en redoublant de concentration,
c’est ma première intervention et je tombe direct sur un con d’officier parano, « Monk » en personne !Nouveau rire de Christopher, qui éponge le reste de son visage mouillé.
— Si vous saviez… Je m’excuse, Jocelyne. Continuez à serrer notre homme de près, on va l’avoir à l’usure. Sa jambe pisse le sang et si on ne lui donne aucune raison de craindre pour sa vie, je gage qu’il va abandonner d’une minute à l’autre.Le lieutenant pose sa main armée sur sa cuisse, à l’abri des regards extérieurs, canon détourné de Jocelyne.
Pour la première fois depuis leur séparation, ses pensées se dirigent vers Eva. Est-elle arrivée à temps ? A-t-elle connu la terrible douleur, le cruel sentiment d’impuissance quand une vie innocente expire entre ses bras ?
Quoi qu’il en soit, l’Irlandaise a réagi avec sa vivacité habituelle en appelant illico du renfort. Christopher n’en doutait pas, mais la chance lui a également souri d’une étrange manière. Quelles étaient les chances qu’une voiture de patrouille se trouve à proximité, avec à son bord une policière en or qui lui a épargné le temps précieux de se justifier ?
Je te prendrais bien comme partenaire, mon petit porte-bonheur irlandais, songe-t-il avec une savoureuse ambiguïté.
* * *
Danvers Federal Hospital
— Police, lieutenant Hart, annonce Christopher en montrant son badge à l’infirmière d’accueil.
Pouvez-vous m’indiquer où se trouve la patiente Natalia Morawski ? Elle a été admise il y a environ deux heures pour un empoisonnement.Officiellement, le lieutenant Hart se présente à l’hôpital pour un contrôle médical après exposition à l’azoture de sodium sous forme gazeuse. C’est le prétexte qu’il a invoqué pour s’extirper du commissariat et remettre à plus tard un rapport d’enquête préliminaire.
Christopher a d’ailleurs attribué tout le mérite de l’arrestation du deuxième assassin à l’agente Jocelyne Westland. Un petit coup de pouce mérité pour cette jeune policière au fort tempérament, qui doit affronter les railleries de ses collègues pour les fautes de son père. Une situation que le fiancé trahi connaît, à laquelle il compatit.
L’échange de SMS avec Eva a décuplé la motivation de l’Anglais à rejoindre l’hôpital sans tarder. La scientifique s’est remarquablement comportée, mais elle a affronté une épreuve difficile, encore inédite depuis son arrivée à Europolis. Indépendamment des sentiments qu’il éprouve pour l’Irlandaise au cœur plus sensible qu’il n’y paraît, Christopher désire la soutenir, lui apporter sa présence familière et réconfortante dans ces couloirs immaculés où se jouent la vie et la mort de milliers d’individus. Quel sera le sort de Natalia dans la tragédie qui a frappé la famille Morawski, et qui les concerne à présent tous les deux ?
Lorsqu’il aperçoit enfin la chevelure blonde d’Eva après un dédale interminable d’escaliers et de couloirs, Christopher est forcé d’admettre que le battement effréné de son cœur ne résulte pas uniquement de sa marche rapide, ou de la compassion envers une collègue émérite – héroïque.
— Docteur Walsh ? Puis-je m’entretenir avec vous en privé ? C’est pour, hum, les besoins de l’enquête.La main du policier abaisse déjà la poignée d’une chambre vide, située à quelques mètres de l’endroit où se trouve Eva.